samedi 10 novembre 2012

À Rio de Janeiro

Une visite à la Bibliothèque nationale du Brésil, à Rio de Janeiro, permet de découvrir non seulement un bâtiment extraordinaire (nous allons y revenir), mais aussi une institution dont l’histoire est tout à fait spécifique. Chacun sait bien sûr que le Brésil, dont les côtes sont progressivement découvertes à partir de la fin du XVe siècle, constitue un espace longtemps resté en marge des routes du livre. L’administration de la colonie portugaise, d’abord établie à Salvador (Salvador de Bahia), est transférée à Rio en 1763.
Toute la «librairie» est importée d’Europe, et la première presse typographique ne fonctionne au Brésil qu’au tout début du XIXe siècle.
À la fin de 1807 en effet, le prince régent de Portugal (plus tard le roi João VI) quitte Lisbonne pour le Brésil: il s’agit pour lui d’échapper à l’armée napoléonienne qui vient d'entrer au Portugal. La capitale du vice-royaume accueille dès lors le souverain et la cour royale. L’exemple est probablement unique, d’une monarchie européenne transportée dans un environnement jusque-là colonial –un cas d’école, pour les théoriciens et autres historiens des transferts culturels. La bibliothèque embarquée par le prince compte quelque 60 000 pièces, et elle est installée à Rio dans le couvent des Carmes (Ordem Terceira do Carmo, dans l'actuelle rue du 1er mars). Le décret du 29 octobre 1810 en fait la Bibliothèque royale, laquelle sera accessible au public à partir de 1814.
Un bâtiment représentatif...
En 1816, à la mort de sa mère, le régent devient roi de Portugal, mais il ne rentrera en Europe qu’en 1821, tandis que son fils, Pedro Ier reste à Rio comme régent. L’année suivante, pour échapper à la réaction orchestrée par les Cortes portugais, le régent proclame l’indépendance du Brésil, dont il devient empereur (Pedro Ier). Il est à souligner que le traité signé entre le Portugal et le Brésil en 1825 inclut une clause établissant le maintien à Rio des collections livresques qui s’y trouvaient alors, moyennant il est vrai le paiement d’une indemnité compensatrice.
Pedro II (1825-1891) succède à son père après que celui ait dû abdiquer en 1831, le nouvel empereur étant reconnu majeur en 1840. C’est lui qui réussit à faire du Brésil une puissance internationale stable, et en voie rapide de modernisation. Cet auteur des années 1850 (Émile Adet) peut souligner avec justesse l’ampleur du changement: partout, on construit des routes, partout on jette des ponts, partout
on fonde des hôpitaux et divers autres établissements d’utilité publique. (…) Le trait le plus saillant (…) est assurément l’espèce de renaissance intellectuelle dont (...) principalement à Rio de Janeiro, on rencontre les traces. Cette renaissance est favorisée (…) par de nombreux établissements scientifiques et littéraires. Au premier rang (…), on doit citer les bibliothèques et les musées de la ville. Sans parler du jardin botanique, un des plus riches du monde, et d’un très beau musée de curiosités naturelles, Rio de Janeiro possède trois bibliothèques. La bibliothèque du couvent des bénédictins est fort riche en textes anciens et en ouvrages de théologie; celle de l’empereur se distingue par ses éditions modernes; enfin, la bibliothèque nationale, dont aucun voyageur n’a parlé, est un des plus précieux dépôt de livres du Nouveau-Monde. Située dans l’ancien hôpital des carmélites, cette bibliothèque communique avec le palais du chef de l’État, et on y rencontre bien souvent le jeune empereur…
... et fonctionnel: vue partielle des magasins surplombant l'ancienne salle de lecture
Alors que le Brésil est devenu une république (1889), les transformations socio-économiques, mais aussi politiques, s’accélèrent à Rio, qui approcherait du million d’habitants à la veille de la Première Guerre mondiale. C’est en 1905 qu’est lancé le programme de construction d’une Bibliothèque nationale «représentative», au cœur de la capitale –proche du théâtre, et face au bâtiment du conseil municipal (nous sommes d’ailleurs sur l’Avenida Central, actuelle Avenida Rio Branco). La responsabilité d’ensemble de la réalisation revient à une personnalité exceptionnelle, le général Francisco Marcelino de Sousa Aguiar.
L’importance donnée au projet explique que le bâtiment soit achevé en cinq années à peine. L’unité en est d’autant plus fascinante que les concepteurs ont articulé un programme architectural spectaculaire, mais fonctionnel, avec un mobilier spécifique, très moderne, et en grande partie toujours en place aujourd’hui. On remarque tout particulièrement l’ancienne salle de lecture, surplombée par des magasins dont les rayonnages autoportants sont susceptibles d’accueillir quelque 350 000 volumes.
Et, pour en revenir à notre époque, l’âge post-gutenbergien (celui des nouveaux médias) est d’autant moins antinomique avec les réalisations, parfois spectaculaires, qui l’ont précédé (par ex. la Bibliothèque nationale du Brésil), qu’il devient impératif de donner au lecteur (et au citoyen) une perspective lui permettant de dépasser les « vaticinations des pensées de survol », comme le disait avec efficacité Régis Debray: autrement dit, ne croyons pas que la modernité passe toujours par la disparition de l'ancien, et suivons l'exemple du Brésil en donnant à voir, encore plus  à comprendre, les réalisations de ceux qui nous ont précédés.

(Émile Adet, « L’Empire du Brésil et la société brésilienne en 1850, dans Revue des deux mondes, 1851, p. 1080 et suiv.)

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